Avec près de 200 sculptures, ainsi que des photographies, dessins et films de l’artiste, la rétrospective « Brancusi » offre l’opportunité de découvrir toutes les dimensions de la création de cet artiste (1876-1957) considéré comme l’inventeur de la sculpture moderne. À la fois lieu de vie, de création et de contemplation, l’atelier de l’artiste, joyau de la collection du Musée national d’art moderne depuis son legs en 1957, forme la matrice de ce projet. Un ensemble exceptionnel de sculptures, jouant sur le dialogue entre les plâtres de l’Atelier Brancusi et les originaux en pierre ou bronze, prêtés par de nombreuses collections privées et muséales (Tate Modern, MoMA, Guggenheim, Philadelphia Museum of Art, The Art Institute of Chicago, Dallas Museum of Art, Musée national d’Art de Roumanie, Musée d’art de Craiova…) sont exceptionnellement réunis. La dernière exposition rétrospective Brancusi en France, et la seule, remonte à 1995 (sous le commissariat de Margit Rowell au Centre Pompidou). Une occasion unique de découvrir sous un jour nouveau cet immense artiste du 20e siècle.
En octobre 1927, s’ouvre le fameux « procès de l’art moderne », opposant le sculpteur à l’État américain. Qu’est-ce que cela raconte de l’œuvre de Brancusi ? Et en ce sens, comment est perçu son travail par ses contemporains ?
Ariane Coulondre—En 1926, L’Oiseau dans l’espace appartenant au photographe Edward Steichen est arrêté par les douanes américaines, qui soupçonne Brancusi de faire passer cet étrange objet métallique pour une œuvre d’art afin de ne pas payer les taxes à l’importation. Le procès qui s’ensuit soulève la question de la ressemblance entre l’œuvre et son sujet et, au-delà, interroge la définition de l’art. Si le litige oppose le propriétaire de l’œuvre aux douanes, c’est en réalité le procès de Brancusi et de l’art moderne qui se tient alors, cristallisant une rupture majeure dans l’histoire de l’art du 20e siècle. L’artiste gagne son procès en 1928, le juge reconnaissant qu’« une école d’art dite moderne s‘est développée dont les tenants tentent de représenter des idées abstraites plutôt que d’imiter des objets naturels. » L’art de Brancusi a déjà suscité une même incompréhension à Paris au Salon des Indépendants de 1920 avec le retrait de Princesse X, jugée obscène. Blessé par ces scandales, l’artiste se montrera ensuite réticent à exposer ses œuvres, préférant faire de son atelier le lieu de présentation privilégié de sa création.
En 1926, L’Oiseau dans l’espace appartenant au photographe Edward Steichen est arrêté par les douanes américaines, qui soupçonne Brancusi de faire passer cet étrange objet métallique pour une œuvre d’art afin de ne pas payer les taxes à l’importation. Le procès qui s’ensuit soulève la question de la ressemblance entre l’œuvre et son sujet et, au-delà, interroge la définition de l’art.
Ariane Coulondre, commissaire de l'exposition
Ces évènements n’entravent pourtant pas sa reconnaissance rapide, en particulier aux États-Unis grâce aux relais de ses amis Marcel Duchamp et Henri-Pierre Roché. Sa correspondance atteste plus largement de l’extraordinaire fascination qu’il exerce sur ses contemporains, artistes et admirateurs, mécènes et directeurs de musée, qui se pressent dans son atelier. « Quand pour la première fois je vis le sculpteur Brancuşi dans son atelier, je fus plus impressionné que par n’importe quelle cathédrale. J’étais sidéré par la blancheur et la clarté de la pièce. […] Entrer dans l’atelier de Brancuşi, c’était pénétrer dans un autre monde. » raconte ainsi Man Ray.
On ne pense pas de la même manière la scénographie d’une exposition de sculpture que celle d’une exposition de peinture. Quelle a été votre approche et celle du scénographe?
Ariane Coulondre—La réflexion menée avec Pascal Rodriguez, scénographe de l’exposition, s’est d’abord nourrie d’une approche sensible des œuvres par l’immersion dans l’ambiance de l’atelier. L’artiste lui-même accordait une très grande attention à l’agencement et à la présentation de ses sculptures par le biais des socles, des fonds peints, de la lumière. Le début de l’exposition, avec une première salle blanche et lumineuse, entend par exemple retranscrire de manière physique le choc ressenti par les visiteurs de l’atelier. Notre réflexion s’est nourri également des expositions antérieures, comme la formidable rétrospective conçue par Margit Rowell en 1995 au Centre Pompidou, qui donnait à voir les œuvres de manière directe et très pure. Nous avons ainsi privilégié des trottoirs très fins, les plus bas possible, pour protéger les sculptures sans dénaturer le travail de Brancusi sur les socles. L’enjeu est de permettre aux œuvres de respirer et de dialoguer entre elles. C’est le cas de la section consacrée aux portraits ou de la salle dédiée aux Oiseaux qui se déploient devant la vue sur Paris.
Il ne faut pas respecter mes sculptures. Il faut les aimer et jouer avec elles.
Constantin Brancusi
Ces salles de sculptures sont complétées au cœur de l’exposition par un grand espace ovale qui déploie de manière didactique une riche documentation (archives, disques, photographies, films…) permettant de faire comprendre l’homme, son parcours exceptionnel et de le replacer pleinement dans le contexte des avant-gardes modernes. Le processus créatif de Brancusi est évoqué par la reconstitution de l’espace de l’atelier comportant les outils. Les jeux de miroir entre les sculptures et leurs doubles viennent éclairer son processus sériel, du bois vers le plâtre, du plâtre vers le bronze. L’accrochage se veut sobre, mais aussi vivant et joyeux : Léda est ainsi présentée sur un plateau tournant, permettant de voir la sculpture en mouvement, perpétuellement métamorphosée, comme Brancusi la présentait dans son atelier. L’artiste disait lui-même non sans malice : « Il ne faut pas respecter mes sculptures. Il faut les aimer et jouer avec elles.»◼